Peur sur le Web
Propagande, pensée unique, méfiance et peur de l'autre : on n'est jamais responsable du malheur qui nous arrive. Alors les malheurs du monde, autant tous les mettre sur le dos d'Internet. L'avantage, c'est qu'on ne peut pas l'entendre pleurer dans la nuit.
Axiome : si une société va mal, ce ne peut être la faute de ses dirigeants. C’est donc la faute d’un autre : “ces péchés ne sont pas les nôtres, entassons-les sur le dos de ce bouc et chassons-le, pour qu’avec lui ils disparaissent”. Magie !
La stratégie du bouc émissaire ne date pas d’hier et Moïse lui-même n’en fut pas l’initiateur : combien de jeunes vierges, sacrifiées pour apaiser la colère du volcan (qu’on croyait trop vieux), furent désignées à la vindicte du peuple par un chef de clan, pour se dédouaner de son manque de prévoyance ? Et combien de chats noirs écorchés, combien de jeunes femmes de Salem brulées, de prophètes crucifiés au nom du “c’est pas moi c’est l’autre” ? La facilité du procédé vient sans doute du fait qu’il est profondément inscrit dans nos gènes.
Nous avons évolué, bien sûr : nous avons, depuis, appris à industrialiser la technique.
Le juif, le tzigane… plus près de nous le rom ou le musulman : ce que nous ne comprenons pas nous fait toujours un peu peur. Et la peur est le moteur idéal de la haine, surtout lorsqu’elle est instillée par ceux qui savent, qui nous conseillent et qui nous dirigent. Et lorsque les choses vont mal et que la seule explication est trop complexe pour être facilement acceptée, quoi de mieux que les vieilles recettes ?
Et, donc, citoyens, tremblez, ayez peur.
Ayez peur de l’autre, de l’étranger, du compliqué et de la nouveauté. Ayez peur des rencontres, de la différence, de l’espoir et du risque. Ayez-en peur, et quand vous serez assez terrifiés, haïssez-les. Ca vaudra toujours mieux que si vous vous mettiez à haïr ceux qui sont vraiment responsables de vos malheurs : vous risqueriez alors de les renverser. Et ça, hein, ce serait vraiment terrifiant.
Le responsable, donc, ce n’est pas vous (ni vos élus) : c’est l’autre. C’est toujours l’autre.
La crise ? C’est de la faute des Grecs. Ou des immigrés. Ou d’autre chose : je ne sais pas, mais en tous cas ce n’est pas de la faute de la gestion du pays, de la dérégulation de la finance et du contrôle accru des peuples, du soutien aveugle à des industries dépassées au dépens de celles du futur. Ça ne se peut pas : ce serait remettre en question tous nos choix politiques des 50 dernières années.
Impossible.
Et, de plus en plus souvent, bien sûr, c’est de la faute à Internet.
Il faut dire qu’il l’a bien cherché.
Hormis quelques geeks anarchistes, barbus et mal habillés (qui sont-ils ? Quels sont leurs réseaux ?), qui comprend vraiment ce machin ? On l’utilise, oui : c’est pratique, et rapide, et plein de chatons mignons. Mais comment ça marche au juste ? Comment ça se fait qu’on ait payé pendant des années des factures de téléphone démesurées pour appeler nos voisins de palier ou réserver des billets de train et que, tout d’un coup, tout ça devient presque gratuit, à peine le prix de trois paquets de clopes par mois pour un usage illimité ? C’est pas naturel.
Ça cache forcément quelque chose.
Et puis, à part nous, c’est plein de gens qui l’utilisent ! On ne les connait pas ! On les côtoie, mais on ne sait pas qui c’est. Des anonymes ! Des pirates ! Des terroristes ! Des voleurs de pains au chocolat, même si ça se trouve ! Ça fait peur. Et en plus tous ces gens disent des choses avec lesquelles, des fois, on n’est pas d’accord : ça prouve qu’ils sont autres. Différents. Pas nous, donc dangereux. Forcément responsables.
On nous a dit “c’est l’avenir”. On nous a dit “c’est la liberté”. Mais c’est aussi la liberté des autres ! Et ça, vraiment, c’est insupportable.
Et puis, l’avenir de quoi, au juste ? De la presse ? Elle dépérit. De l’économie ? On licencie chez Peugeot. Du lien social ? Mais on nous dit à longueur de télé que ce n’est que du lien virtuel dépourvu de toute réalité.
En plus si on regarde bien, eh ben la crise elle a commencé en même temps que le Web : c’est bien la preuve que c’est de sa faute, mon bon monsieur (patron, remettez-moi un jaune bien de chez nous).
Le “non” au traité européen qui devait tous nous sauver ? C’est la faute à Internet. La crise du disque dont l’industrie a refusé toute évolution ? C’est de la faute à Internet. La crise de la presse du Figaro ? C’est de la faute à Google. La crise économique ? C’est de la faute à Amazoggapple qui défiscalise (alors que, c’est bien connu, jamais une entreprise bien française comme Total n’aurait fait un truc pareil). Internet est d’origine américaine, donc il n’existe que pour nous dominer et nous détruire. Dont acte.
Allons plus loin : après tout personne n’est responsable d’Internet.
Et, donc, il ne peut pas se défendre. On peut tout lui mettre sur le dos.
Le terrorisme ? C’est de la faute à Internet.
La pédophilie ? C’est de la faute à Internet.
La violence ? C’est de la faute à Internet (et aux jeux vidéo).
La disparition des artistes ? C’est de la faute aux pirates de l’Internet.
La crise de la presse ? N’allez pas croire que les unes racoleuses de l’Express en soient la cause, ou que nos journalistes ne sachent plus quel marronnier sortir du feu, non : c’est de la faute à Internet bien sûr.
Le règne de la rumeur ? C’est Internet qui a inventé la rumeur, c’est bien connu.
La fin de la vie privée ? N’allez pas penser au traçage de vos déplacements via votre carte Navigo, au nombre écrasant de caméras de vidéosurveillance, aux puces RFID dans vos achats, au passeport biométrique et à tous ces petits détails. Non : la fin de la vie privée, c’est de la faute à Internet et puis c’est tout.
La faim dans le monde ? C’est de la faute au 4e opérateur de téléphonie mobile (ah non pardon je pique le texte de notre ministre du redressement productif à nous qu’on a).
J’en oublie, nécessairement. Depuis quelque temps, tout et n’importe quoi est de la faute à Internet. Il est la cause de tout, il est responsable de tout, il est à l’origine de tout. Même le refus d’utiliser les millions de doses de vaccins contre la grippe H1N1 de Roselyne était de la faute à Internet (si si).
Et puis même moi j’en ajoute encore, quand j’attribue à Internet une (petite) part de responsabilité dans la genèse du printemps arabe, alors hein !
C’est entendu tous les malheurs de ce monde sont dûs à Internet.
Et s’il en fallait encore une preuve : devinez qui vient dans nos écoles pour sensibiliser les jeunes aux “dangers d’Internet” ? La police, bien sûr !
Et pas pour rassurer la (future) population, non : elle vient avec trois clips hyper anxiogènes (ici, là et là), un discours de peur, d’usage excessif, et des conseils de filtrage et de limitation.
Il ne faudrait quand même pas que nos digital natifs prennent confiance en leur capacité à appréhender un monde que leurs ainés ne comprennent pas : on risquerait sinon qu’eux aussi, à l’instar des jeunes arabes, en usent plus tard pour renverser des gouvernements éclairés. Houla.
Ne croyez pas qu’on enverra aussi des entrepreneurs du Web, ou des activistes des libertés numériques, pour contrebalancer le message et leur donner envie d’entreprendre, d’oser la liberté ou de risquer la rencontre : ce serait trop difficile pour nos jeunes cervelles. Un bon discours de peur ne se satisfait pas de trop de complexité. Restons simples.
Rencontrer d’autres opinions ? Trop dangereux. Laissons faire Finkielkraut et Wolton : s’ils passent à la télé c’est qu’ils sont plus intelligents que nous, et s’ils nous disent qu’Internet c’est le mal, qui sommes-nous pour les contredire ? Une opinion unique pour un pays, c’est bien suffisant.
Découvrir d’autres cultures ? Vous n’y pensez pas !
Imaginons qu’on s’aperçoive qu’elles ne sont pas si différentes, ni incompréhensibles, sur qui pourrions-nous projeter nos peurs alors ?
Créer de nouveaux modes d’expression, de nouveaux usages, une économie moins pyramidale, l’affichage insouciant de nos vies quotidiennes ? Et puis quoi encore ? Si leurs parents se sont satisfaits de l’ancien monde, nos enfants ne méritent pas d’inventer le leur.
Et puis la peur pourrait disparaître, les vraies responsabilités apparaître, et là, là, je ne sais pas, je ne sais plus. Il vaut mieux, restons prudents, souscrire à l’assurance d’AXA “contre les dangers d’Internet“. Ça au moins, c’est du solide.
Vous pensez que tout ce qui précède est une caricature ? Mais pourtant, non, vraiment pas. Je n’ai rien inventé, et le nombre inhabituel — pour moi — de liens dans ce billet est là pour le prouver.
J’ai toujours vécu Internet comme un désir. Désir de liberté, désir d’autogestion, d’amitié et de culture partagées. Désir de rencontrer l’autre, de confronter mes opinions, d’apprendre et de découvrir. Je n’ai jamais, ou si peu depuis presque 20 années d’usage du réseau, croisé de haine ou de danger. Je ne nie pas qu’ils existent, mais j’affirme qu’ils sont si minoritaires que j’ai — depuis longtemps — remis en question l’idée reçue (à l’école bien sûr) que l’homme est un loup pour l’homme.
Je me suis trompé. Que je suis naïf.
Illustration par Alvaro Tapia Hidalgo (CC-by-nc-nd)
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