« Comment rendre l’AFP à nouveau indispensable »

Le 13 février 2010

Bakchich publie ce matin le rapport rendu par Frédéric Filloux à Pierre Louette, PDG de l'AFP, au début du mois de février, dans lequel l'ancien directeur de la rédaction de Libération, puis de 20 minutes, chroniqueur chez Slate.fr et chez lui, se propose de répondre à la question « Comment rendre l'AFP à nouveau indispensable dans le contexte d'une information surabondante et dévalorisée ».

Ce n’est pas un scoop, mais c’est bigrement intéressant. Bakchich publie ce matin le rapport rendu par Frédéric Filloux à Pierre Louette, PDG de l’AFP, au début du mois de février, dans lequel l’ancien directeur de la rédaction de Libération, puis de 20 minutes, chroniqueur chez Slate.fr et chez lui, se propose de répondre à la question « Comment rendre l’AFP à nouveau indispensable dans le contexte d’une information surabondante et dévalorisée ».

La formulation diverge sensiblement de celle, plus volontariste, du rapport Louette rendu presque un an plus tôt aux ministres de la Culture et du Budget intitulé « Faire de l’AFP un des leaders mondiaux de l’information à l’ère numérique ». C’est que le nouveau rapport, qui s’appesantit plus longuement sur le « produit » (l’information) et le modèle social que sur les aspects juridiques et financiers, n’est tendre ni pour l’agence ni pour ses clients.

  • «La concurrence des “sources”, plus ou moins fiables, disponibles sur l’Internet, la dévalorisation de l’actualité rendent l’agence de moins en moins indispensable dans des rédactions, elles-mêmes de plus en plus pauvres.»
  • «Les médias traditionnels sont de moins en moins exigeants, les nouveaux médias succombent au vite-fait, à l’approximation, et à l’illusion d’une possibilité infinie de corrections. Aussi effrayant que cela soit pour la démocratie, la culture dite du good-enough commence à imprégner le monde de l’information. (…) Le cheap and simple l’emporte sur la sophistication.»

L’idée (fausse) que toute l’information est de toute façon disponible en ligne bat en brèche celle, commune dans les rédactions, que les journalistes disposent toujours des agences, en filet de sécurité, pour traiter les impasses en recopiant la dépêche, pour rattraper les sujets que l’on n’a pas senti « monter », etc. Si toute l’information est disponible sur le Web, alors un agrégateur type Google News suffit bien.

L’idéologie de l’information comme processus en construction plutôt que comme produit fini (c’est la thèse popularisée par Jeff Jarvis) fait que dans l’esprit de beaucoup, il n’est plus nécessaire de disposer d’une information complète pour publier, mais qu’il suffit d’être le premier sur une information, la concurrence, les internautes, se chargeant de contredire, compléter, rebondir sur cette exclusivité.

  • « Le segment du breaking news, sur lequel les agences ont construit leur légitimité et leur modèle de revenus s’est considérablement dévalorisé au cours des cinq dernières années. (…) Les plus seniors veulent conserver l’abonnement à l’AFP pour des questions de facilité (l’urgent qui tombe sur une interface unique) et de confort (le bâtonnage de dernière minute). De leur côté, les rédacteurs plus jeunes ont leurs fils Twitter ouverts en permanence, ont paramétré des alertes sur Google ou des fils RSS qu’ils considèrent comme fiables, ce qui n’est pas sans risque pour leur support. Comme pour renforcer la tendance, les futurs journalistes sont formés à l’organisation de flux d’information personnalisés. »

Il y a peu de temps encore, les agences avaient le privilège de donner le tempo : dès qu’un fait infléchissait le cours des événements, l’agence se fendait d’un « urgent », une phrase qui annonçait aux rédactions qu’un événement, attendu ou non, était advenu. Et elles le donnaient généralement avant tout le monde. On ne compte plus désormais les cas où l’information est connue de l’ensemble des geeks des rédactions dix minutes et plus avant que le premier urgent ne « tombe sur le fil ».

  • « Lorsqu’il consulte un média en ligne, (le journaliste) dispose de pages enrichies par des liens hypertextes, renvoyant vers des articles sur le même sujet (les related stories) ou vers des sites extérieurs. Le site lui suggère des lectures complémentaires sur tous les supports possibles : texte, mais aussi infographie, vidéos, photos. La profondeur apparaît ainsi infinie. Par contraste, la dépêche est plate, aride, unidimensionnelle. »

C’est la grandeur et la faiblesse de la dépêche : un compte-rendu froid, distancié, sourcé jusqu’à la lourdeur, construit toujours de la même façon, mais surtout autonome et complète. Avec l’hypertexte, de nouvelles formes d’écriture, arborescentes, référencées, évacuant l’accessoire et la charge de la preuve ailleurs sur le Web, mêlant les formes d’expression. Bien adaptée pour être réutilisée au moindre effort dans la presse écrite, la forme traditionnelle semble désuète pour les usages sur les sites Web. Avec Living Stories, Google propose une évolution intéressante dans le sens préconisé par Frédéric Filloux.

  • « Les flux de l’agence sont perçus comme trop abondants et génèrent un déchet excessif. Le “one size fits all ” (taille unique) supposé satisfaire tous les médias, ne convient plus aux besoins spécifiques de chacun. La tarification reste alignée sur le débit unique de la “lance à incendie”. Les clients remettent donc en question ce principe, soit en réclamant des rabais irréalistes, soit en envisageant des alternatives. (…) Le principe de l’abonnement doit être revu et complété par des produits vendus “à la carte”, souvent en exclusivité. »

« Aujourd’hui, le “fil” est considéré comme une lance à incendie destinée à remplir un verre d’eau», écrit Frédéric Filloux. Dans un contexte de restriction budgétaire, les rédactions — et notamment la presse régionale — constate que l’abonnement coûte cher pour un service rendu dérisoire : sur l’information locale, l’agence est souvent en retard et moins complète que leurs propres locales; et l’information nationale ou internationale, dans un contexte de médias surabondants, n’est plus un service si différenciant qu’il justifierait le prix demandé: dans les informations générales des quotidiens régionaux, c’est finalement le tri entre tous les sujets qui a une valeur. Dès lors, l’AFP se rendrait utile si elle proposait à ses clients des offres personnalisées.

  • « On pourrait même envisager un service de base gratuit réservé aux professionnels. Il serait l’équivalent des fils Twitter de CNN ou du New York Times. Pour le client, ce flux superficiel ouvrirait sur un vaste catalogue de produits premium actualisé en permanence. »

Lors de son recrutement, Frédéric Filloux a été sévèrement critiqué par le SNJ-CGT de l’agence comme « l’homme de la gratuité »: « tout se passe comme si le journalisme de nos jours pouvait se réduire à une question de technologie. Idée qui est hélas trop courante sur les forums Internet américains fréquentés par certains de nos “penseurs AFP Mediawatch” du sixième qui n’ont comme références que des consultants prêts à tout pour répandre leurs idées sur la “mort prochaine du papier” ou “l’inéluctabilité du tout-gratuit”. » Mais cette proposition reprend plutôt l’idée que le tout-venant de l’information serait une « commodité » (un produit standardisé sans valeur ajoutée) indispensable mais ne provoquant pas l’acte d’achat. En revanche, il peut servir de « produit d’appel » pour des services qui eux seraient facturés.

  • « L ‘AFP ne doit pas se sentir en compétition avec les autres médias sur des exclusivités. Sur le marché domestique, les scoops sont le plus souvent franco-français. Ils résultent fréquemment d’une connivence excessive entre des journalistes et leurs sources, bien plus que d’un réel travail d’investigation, au final, peu pratiqué en France. »
  • L’AFP devrait « valoriser — sans excès, mais avec un peu plus de magnanimité — les exclusivités des confrères permettrait aussi à l’AFP de mettre en exergue ses propres scoops, ce qu’elle fait rarement. Il suffirait donc d’une ou plusieurs dépêches dédiées aux reprises, envoyées tôt le matin, et rassemblant selon des critères assez larges les exclusivités des confères pour régler la question. »

On reconnaît là deux reproches adressés régulièrement par les journalistes du reste de la presse à l’agence. Il suffit de rappeler le billet Mediapart, le mur du silence et le marché aux voleurs pour voir combien la double fonction de grossiste de l’information et de concurrent conduit l’agence à faire des impasses, à négliger de rappeler que certains de ses scoops étaient déjà « sortis » ailleurs dans les médias.

Sur quelques pages, en fin de document, le rapport se pique de quelques conseils à la direction sur la « gestion humaines et le pacte social » qui devraient être plus difficilement acceptés dans le contexte d’une prochaine réforme du statut de 1957 de l’agence. Le ministre de la Culture a missionné en décembre 2009 un comité d’experts dirigé par l’ancien patron de l’agence Henri Pigeat, pour travailler sur le projet élaboré par Pierre Louette et qui prévoit de transformer l’AFP en société anonyme par actions à capitaux publics.

« Aucune des évolutions envisagées dans ce rapport n’est possible sans la rénovation du pacte social de l’AFP dont la déliquescence menace l’avenir de l’agence », démarre Frédéric Filloux : « un journaliste d’Associated Press travaille entre 20% et 25% de plus en temps annualisé qu’un journaliste de l’AFP » (tout en précisant qu’« un journaliste d’AP travaille 230 jours par an. Après trois ans, il ne dispose que deux semaines de congés payés. Il lui faut attendre 20 ans d’ancienneté pour avoir 5 semaines de congés »). Il insiste sur le fait que ce constat serait partagé (« Beaucoup de journalistes de l’agence admettent qu’une durée annuelle de travail aussi faible est difficilement compatible avec une mission de collecte et de traitement de l’information — suivre le détail des sujets, renforcer son expertise, cultiver ses sources »).

En revanche, il ne s’étend pas sur la différence de rémunération d’un journaliste du siège de l’Associated Press par rapport à celui de l’AFP. Tout juste relève-t-il « un excédent de journalistes seniors »: « A la rédaction, une personne sur dix a plus de 60 ans et 42% ont plus 20 ans d’ancienneté. » Il propose donc d’instaurer « des notions de compétences, de spécialisation, de performance et y faire correspondre une politique salariale où la valeur d’un individu aura un poids spécifique plus grand que son ancienneté. »

Enfin, Frédéric Filloux se livre à un réjouissant jeu d’anticipation à terme assez court (2015). Il voit l’agence contrôlée par une fondation garantissant son indépendance. La contribution de l’Etat est ramenée à 20% (« en 2008 de 107,7 millions d’euros, soit 39,75% du chiffre d’affaires de l’agence — et l’équivalent de 1,3 fois le revenu généré par le fil général de l’agence, son service-phare ») et « le volume de dépêches et de photos a été réduit de moitié ». En contrepartie, l’agence a développé de nouveaux services, parmi lesquels on trouvera notamment (ouvrez les guillemets) :

  • AFP Media Dashboard. Cet abonnement spécifique fournit, sous une  forme visuelle et actualisée en temps réel l’état du bruit médiatique (qui parle de quel sujet, à quel moment, selon quels volumes, avec quelle tonalité, tout cela pouvant être replacé dans un contexte historique).
  • AFP Crowd Monitor. Il surveille l’état de l’opinion, au travers d’une analyse permanente d’un vaste corpus de blogs, forums, sites internet, fils RSS et Twitter, dont les contenus sont suivis en temps réel. Là encore, sous une forme visuelle et statistique, la rédaction peut suivre l’évolution d’un cycle d’information : la montée d’une polémique, son importance relative par rapport à une autre six mois plus tôt ou encore une préoccupation de fond qui prend corps dans la population (en fait dans les populations car on peut évidemment segmenter selon une multitude de critères), etc.
  • AFP Editor Assistant. Des dizaines de sujets composites (texte photo, multimédia) sont assemblés chaque jour pour des clients qui les achètent selon des modalités variables, le plus souvent à la carte et parfois aux enchères lorsqu’une commercialisation exclusive le justifie.  Tous les textes produits chez le média-client, sont passés au crible d’AFP Editor Assistant. Ainsi une note interne de la rédaction en chef définissant une couverture à venir (avec des propositions de sujets et d’angles sur un événement) sera confrontée à la base de l’AFP qui proposera du texte (features, papiers de doc), des sujets photos rassemblés dans des dossiers virtuels, des infographies construites sur des bases de données et naturellement de la vidéo.
  • AFP Data. Une trentaine de services thématiques, créés, édités, mis en forme par des statisticiens et journalistes de l’agence qui puisent dans des bases de données publiques.
  • AFP User-Generated Content Validation. Un desk d’experts internes et externes à l’agence valident et certifient l’authenticité des contenus qui circulent sur le Net.

(Fermez les guillemets)

» Billet initialement publié sur le blog de Vincent Truffy

» Image d’illustration Jessie Romaneix sur Flickr


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