OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le prix de la production intellectuelle http://owni.fr/2011/11/08/peut-on-vraiment-vendre-production-intellectuelle-creation-droit-auteur/ http://owni.fr/2011/11/08/peut-on-vraiment-vendre-production-intellectuelle-creation-droit-auteur/#comments Tue, 08 Nov 2011 14:50:07 +0000 william Vandenbroek http://owni.fr/?p=85709

Il n’y a rien de plus utile que l’eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n’a presque aucune valeur quant à l’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une très grande quantité d’autres marchandises.

Adam Smith

Au Moyen Âge, le livre se vend comme un diamant, c’est un objet rare, difficile à produire et à distribuer. Il s’échange à des prix très élevés et reste la propriété des classes fortunées. Il est conservé précieusement dans des bibliothèques et fait la fierté de ses possesseurs.

Au XXIe siècle, la connaissance se déverse à torrents dans les canaux numériques. Elle est devenue un flux que l’on recueille sur ses timelines Facebook ou Twitter et que l’on souhaite partager le plus largement possible. A l’heure de l’économie de la connaissance, elle est devenue une denrée aussi utile que l’eau, et comme l’eau, son prix est devenu très faible. La presse écrite par exemple, n’en finit pas de voir son chiffre d’affaires diminuer et se retrouve de plus en plus dépendante d’une assistance respiratoire publique ou privée (ce qui nuit évidemment au principe d’indépendance de la presse).

Nous vivons à une époque où la valeur d’usage de la production intellectuelle n’a jamais été aussi élevée, et dans le même temps, sa valeur d’échange n’a jamais été aussi faible.

Comment comprendre, comment interpréter ce phénomène paradoxal ? Pourquoi l’information, la connaissance, la production intellectuelle ne trouve plus actuellement de moyen viable de se vendre ? Et comment trouver d’autres modèles pour les secteurs de la production intellectuelle ?

Qu’entend-t-on par production intellectuelle ? Composer une chanson, c’est de la production intellectuelle. L’interpréter durant un concert, en revanche, n’en est pas: c’est une prestation, un service.

Un article de presse, un roman, l’écriture et la mise en scène d’une pièce de théâtre, la composition musicale sont autant d’exemples de production intellectuelle. Une création architecturale ou la recette originale du Coca-Cola sont également des productions intellectuelles. Bref, il s’agit de toute création originale dont la valeur ajoutée réside dans l’idée plus que dans l’application directe.

Le modèle actuel d’échange de la production intellectuelle repose sur les théories classiques qui ont d’abord été élaborées pour les biens industriels. Le problème, c’est que la production intellectuelle et la production industrielle n’obéissent pas aux mêmes lois en ce qui concerne l’échange et la distribution.

Les conditions de l’échange marchand

Si l’on revient aux conditions de l’échange marchand, on s’aperçoit que pour qu’un échange soit possible il faut trois conditions:

  • D’abord, il ne doit porter que sur des objets, des choses extérieures aux individus, des choses qui relèvent de l’avoir et non de l’être. Un état affectif par exemple ne s’échange pas ; impossible d’acheter du bonheur à un homme heureux pour soulager une dépression !
  • Ensuite, il faut, pour que l’échange ait lieu, une symétrie entre un manque et un excédent ; “c’est parce qu’il y a une égalité de tous dans le manque et parce que, en même temps, tous ne manquent pas de la même chose qu’il peut y avoir échange.” nous signale Frédéric Laupiès dans un petit bouquin intitulé Leçon philosophique sur l’échange.
  • Enfin, il faut pouvoir être en mesure de réaliser une équivalence entre les objets échangés. Cette équivalence se réalise notamment par la monnaie qui permet de “rendre les objets égaux”, de pouvoir les estimer et les comparer entre eux.

Essayons de voir si les conditions de l’échange marchand sont remplies pour les productions intellectuelles.

L’idée toute nue

Lorsqu’un auteur fait imprimer un ouvrage ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s’en empare quand ils sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s’en pénètre et qui en fait sa propriété.
Le Chapelier

On dit que l’on “possède” une connaissance. Comme un objet, on peut l’acquérir, la transmettre… On pourrait croire qu’elle est donc un simple avoir immatériel mais elle est aussi un élément constitutif de l’être. On ne peut choisir de s’en séparer délibérément et, plus important encore, on ne la perd pas en la transmettant à d’autres (au contraire). Lorsque l’on vend un marteau, on perd la possession et l’usage du bien. Mais lorsque l’on transmet une connaissance, on ne s’en dépossède pas.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Jusqu’à présent, on était parvenu à vendre de la production intellectuelle parce que celle-ci devait encore passer par un support physique. Avant Internet, un essai dépendait d’un support papier, un morceau de musique dépendait d’une cassette, d’un CD etc.

Le business model de la production intellectuelle reposait en fait sur la confusion entre l’objet et le sens porté par cet objet. L’objet était acquis et valorisé en temps que symbole. On peut vendre un symbole car il est la matérialisation d’une idée porteuse de sens. Lorsque l’on achète des fringues de marque, on n’achète pas seulement un produit fonctionnel, mais on achète aussi le “sens” porté par la marque.

Ainsi, lorsqu’elle avait encore un contenant physique, l’idée pouvait être vendue dans son emballage symbolique mais, avec la dématérialisation totale qu’a permis le numérique, on peut désormais distribuer l’idée toute nue.

Peut-on vendre une idée nue lorsque l’on sait que sa diffusion ne prive personne et qu’on contraire, elle valorise socialement celui qui l’émet?

L’impossibilité de rémunérer les contributeurs

On ne crée rien ex-nihilo. En dehors du secteur primaire, toute production s’appuie sur une création antérieure mais pouvons-nous toujours identifier les sources de nos créations ? Le fabricant de voitures a payé ses fournisseurs en amont qui eux-même ont dû régler leurs partenaires. De cette manière, tous les contributeurs de la chaîne de valeur ont été rémunérés. Mais si je vendais ce billet, me faudrait-il en reverser une part à ma maitresse de CP qui m’a appris à écrire ? Aux auteurs des liens que je cite ? A tous ceux qui m’ont inspiré d’une manière ou d’une autre ? Aux inventeurs de la langue française ?

Ce sont des millions de personnes qui ont en réalité façonné cet article, et qui mériteraient rétribution. Mais il serait impossible de dénouer l’inextricable enchevêtrement d’intervenants qui sont entrés dans ce processus de création. Du reste, il serait assez déprimant de tenter de chiffrer l’apport de chacun…

Il y a donc une injustice fondamentale à vendre à son seul profit, quelque chose qui a en réalité été produite par des communautés entières…

Est-ce cela qui fit dire à Picasso que les bons artistes copient et que les grands artistes volent ?

L’impossible estimation des prix

La dernière condition de l’échange marchand est la possibilité d’estimer la valeur d’une production et d’introduire une équivalence entre les produits.

Déterminer un prix et introduire une équivalence monétaire entre les produits est une tâche déjà compliquée dans le cas d’un produit industriel. Elle a souvent été la cause de clashs entre économistes. Devons-nous valoriser les produits au travail incorporé dans leur fabrication ? Le prix n’est-il que le résultat d’une offre et d’une demande ? Dans quelle mesure dépend-il de la rareté ?

Néanmoins, pour les produits industriels, certains critères objectifs peuvent faciliter la tâche. Un marteau par exemple est un bien standardisé et utilitaire qui ne pose pas d’insurmontables difficultés. Entre deux marteaux, nous pouvons plus ou moins estimer la qualité sur des critères objectifs (matériaux utilisés, montage plus ou moins solide), les fonctionnalités de chaque produit (taille et surface de la masse, arrache-clou ou non…) et fixer un prix minimum qui couvre les coûts de production.

Mais si je décidais de vendre cet article, sur quels critères établir son prix ? Sur le temps que j’y ai consacré ? Cela n’aurait aucun sens … Sur sa qualité ? Mais comment la mesurer ? En comparant les prix de vente d’un article similaire ? Mais sur quels critères le comparer ? A minima, si j’avais un support matériel, un magazine papier par exemple, je pourrais fixer un prix et trouver une sorte de business model. Mais ce billet n’est qu’un assemblage de pixels, un simple petit courant électrique sans réalité physique …

N’étant pas véritablement un avoir, ne fonctionnant pas sur le schéma manque/excédent et ne pouvant être estimée sur des bases suffisamment solides, on voit que la production intellectuelle ne saurait être soumise aux même lois d’échanges que celles qui prévalent sur le marché des biens et des services traditionnels.

Comment valoriser cette production ?

Si vous êtes parvenus jusqu’à ces lignes et que vous aspirez à vivre du fruit de vos œuvres intellectuelles, artistiques ou culturelles, tout ceci pourrait vous paraître un peu décourageant.

Nous parvenons à un point où l’on commence à réaliser qu’il n’y a plus vraiment de rétribution matérielle solide pour les productions intellectuelles.

Mais ne désespérons point ! Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de formes de rétribution à la production intellectuelle ! Il existe d’autres manières d’être rétribué pour son travail, en voici quelques exemples :

  • rétribution en visibilité
  • rétribution en réputation
  • rétribution en confiance
  • rétribution en connaissances
  • rétribution en relations
  • rétribution en amour-propre

Certes, cela ne fait directement gagner de l’argent mais ces rétributions peuvent rapidement se transformer en apports matériels. Sans vouloir nécessairement chercher un “effet de levier” systématique entre l’activité de production intellectuelle, les répercussions du travail de production intellectuelle rejailliront sur vos activités complémentaires et pourront indirectement vous permettre de vivre mieux.

Un musicien par exemple, ne peut plus se contenter de créer des chansons, il doit monter sur scène. Et l’on observe qu’avec la diffusion plus large, plus rapide et beaucoup moins couteuse que permettent les nouveaux médias, les recettes générées par les concerts à travers le monde atteignent des niveaux exceptionnels.

On remarque aussi que certains artistes amateurs ayant réussi à se faire remarquer pour leurs créations ont pu trouver grâce à leur notoriété et au soutien d’un public de quoi vivre de leurs créations. L’humoriste Jon Lajoie a commencé sa “carrière” en diffusant gratuitement des vidéos sur YouTube. Il remplit désormais des salles entières.

En somme, ce qui devient difficile, c’est de vivre uniquement de ses oeuvres intellectuelles et de les vendre pour elles-même.

Je me souviens d’un excellent article lu sur OWNI. Guillaume Henchoz, un journaliste semi bénévole qui exerce d’autres activités rémunérées par ailleurs, comparait sa condition à celle d’un moine en défendant l’idée que “l’on peut pratiquer le journalisme comme un art monastique et bénévole, en parallèle -et non en marge- d’une activité salariée.”

Ora et Labora (prie et travaille), c’est la devise des moines bénédictins. Une devise qui pourrait bien convenir aux acteurs de la production intellectuelle à l’heure numérique. Les moines n’attendent pas de rémunération matérielle pour leurs efforts spirituels.

Ils récoltent des fruits de leur travail physique, de quoi subvenir à leurs besoins physiques et espèrent obtenir des fruits de leur travail spirituel et intellectuel de quoi nourrir les besoins de leurs esprits.


Article initialement publié sur Mutinerie.

Illustrations Flickr Partage selon les Conditions Initiales Paternité gadl & Paternitéedenpictures / Mutinerie

Image de Une Flickr Paternité Partage selon les Conditions Initiales Pas d'utilisation commerciale A. Diez Herrero

]]>
http://owni.fr/2011/11/08/peut-on-vraiment-vendre-production-intellectuelle-creation-droit-auteur/feed/ 70
La photographie est-elle encore moderne? http://owni.fr/2010/04/06/la-photographie-est-elle-encore-moderne/ http://owni.fr/2010/04/06/la-photographie-est-elle-encore-moderne/#comments Tue, 06 Apr 2010 15:31:10 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=11717 481030442_ede95597b7

Le monde de la photographie éprouve aujourd’hui un paradoxe nouveau. Il a absorbé dans la pratique le choc de la numérisation, sa plus importante mutation technologique depuis l’invention du négatif (Talbot, 1840). Mais il reste fortement attaché à ses symboles traditionnels et montre une résistance surprenante à admettre ou à faire valoir cette évolution dans ses représentations.

Les effets de la numérisation peuvent être expliqués par sa principale caractéristique: la dématérialisation du support. Tout comme la notation écrite a permis la reproduction et la diffusion des messages linguistiques, la transformation de l’image en information la rend indépendante du support matériel, qui n’en est qu’un véhicule temporaire.

Cette transformation a quatre conséquences majeures. Elle modifie de façon radicale les conditions de l’archivage des documents, désormais intégrables à des bases de données numériques, ce que je caractériserai par leur indexabilité. Elle préserve la capacité de modifier les photographies après-coup, créant une continuité entre la prise de vue et la post-production, soit une nouvelle versatilité. Elle facilite leur télécommunication instantanée, les faisant accéder à une forme d’ubiquité. Elle permet leur intégration aux contenus diffusables par internet, et consacre ainsi leur universalité.

Partagées avec toutes les autres sources numériques, ces propriétés apportent à l’image fixe un ensemble de bénéfices pratiques, techniques et économiques dont l’ampleur est sans précédent. Or, tout se passe comme si le domaine photographique s’était figé dans une sorte d’académisme culturel, camouflant les évolutions apportées par la numérisation derrière la continuité revendiquée de ses pratiques et de ses modèles dominants.

Une révolution invisible?

Il n’est pas rare que les évolutions technologiques engendrent des mutations culturelles dans les pratiques professionnelles. L’histoire fournit de nombreux exemples de ces périodes de crise, qui prennent l’aspect de la fameuse “querelle des Anciens et des Modernes” – autrement dit la polarisation en deux camps des adversaires et des partisans du changement, ainsi que l’émergence d’un théâtre de la dispute, qui assure la publicité des débats.

Loin de constituer un phénomène exceptionnel, la résistance à l’innovation est au contraire le symptôme le plus régulier d’un processus de transition culturelle. Elle est d’autant plus forte que les modifications demandées aux acteurs sont importantes et que le rythme du changement est rapide.

Présentée sous la forme inédite d’une technologie accessible au grand public, la photo témoigne d’une aptitude incontestable à accueillir l’innovation. Son apparition elle-même a suscité la colère des graveurs, des dessinateurs ou des miniaturistes, professions menacées par la nouvelle venue.

D’abord snobé en 1851 par la Société héliographique, première association du champ photographique, le collodion humide s’impose en une poignée d’années comme le nouveau standard. Son successeur, la plaque sèche, qui suscite en 1880 réticences et quolibets de la part des photographes professionnels, s’installe dans la pratique courante dès 1886.

Perçu comme un gadget au début des années 1930, le film 35 mm est rapidement adopté par la jeune génération, qui fait du Leica «l’appareil préféré des reporters opérant en situation d’urgence» (Chéroux, 2008). Ce n’est pas la première fois que la photographie doit faire face à une évolution majeure. Elle a toujours su s’adapter dans des délais relativement brefs.

La révolution numérique, qui affecte le domaine photographique de manière sensible depuis le début des années 1990, ne s’inscrit pas dans cette généalogie. Indicateur de l’évolution des pratiques, le remplacement des matériels s’est considérablement accéléré depuis 2003.

En 2009, le parc actif des équipements de prise de vue en France est estimé à près de 45 millions d’appareils numériques (dont 18,7 millions de camphones) pour 12,3 millions d’argentiques (dont 5,3 millions d’appareils jetables). Depuis 2008, les organismes spécialisés ont cessé de tenir la statistique du marché des appareils argentiques neufs, dont le volume n’est plus considéré comme significatif. Sur le terrain, pour la photo amateur comme pour la photo de presse, la messe est dite – les pixels ont remporté la bataille.

Pourtant, du côté des manifestations publiques de l’activité photographique, on pourrait en douter. Alors que le cinéma, avec la 3D, argument-clé de l’évolution de la filière, a su promouvoir une image attractive de son rapport aux nouvelles technologies, alors que la consultation musicale via le podcasting ou les portails en ligne est désormais intégrée à l’offre commerciale, la photographie reste étrangement en retrait, incapable de valoriser les évolutions réelles de sa pratique.

Organisé par l’association Gens d’images depuis 1999, le prix Arcimboldo, dédié à la création numérique, demeure une manifestation discrète. Une seule exposition thématique notable a été proposée en 2007 par le musée de l’Elysée de Lausanne, sous le titre: “Tous Photographes! La mutation de la photographie amateur à l’heure numérique“. En revanche, les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, principal festival du secteur, affichent cet été parmi leurs thématiques “Les esthétiques qui disparaissent avec le numérique”. Un avis comme celui que j’ai pu exprimer en 2006: “Flickr, l’une des choses les plus importantes qui soit arrivée à la photographie” (Gunthert, 2006) est resté une prise de position isolée.

Après le colloque “Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels“, proposé par l’Ecole Louis-Lumière au Sénat, qui a accordé une place généreuse aux regrets des professionnels installés (avec notamment la projection de l’”autodafé” tragicomique de Jean-Baptiste Avril), plusieurs photographes ont tenu à m’assurer en privé que cette déploration complaisante n’était pas représentative de l’esprit de la jeune génération. Le fait est que celle-ci n’a aujourd’hui guère de support ni de porte-paroles visibles.

Faute d’une mobilisation plus affirmée des acteurs du renouvellement, les effets de la numérisation dans le champ photographique se résument, dans le débat public, à l’antienne de la concurrence des amateurs et à la dénonciation de la retouche.

Le dogme de l’objectivité menacé par Photoshop

La recherche de boucs émissaires en période de crise est un réflexe compréhensible. Mais les difficultés économiques de la filière relèvent d’un ensemble de causes autrement plus complexes que le rôle fantasmé des amateurs.  Ajoutons que la présence de l’image dans l’espace public, via les supports de publicité ou d’information, a habitué nos contemporains à la consommation sans coût apparent d’une ressource qui semble abondante, bien avant la gratuité des contenus sur internet. Les difficultés que rencontrent aujourd’hui les professionnels proviennent d’abord des pratiques qu’ils ont eux-mêmes contribué à mettre en place.

La récurrence de l’interdit de la retouche, encore manifestée récemment par l’exclusion d’un lauréat du World Press Photo, forme un symptôme plus inquiétant. On se souvient qu’avant même la diffusion de la photographie numérique, l’apparition de logiciels de traitement d’image avait suscité l’émoi des spécialistes. Dans L’Œil reconfiguré, William Mitchell évoquait dès 1992 l’entrée dans «l’ère post-photographique», indiquant combien les destinées du médium et de la retouche paraissaient interdépendantes.

Retouche dimage, concours Lathlète complet, Le Journal, 1913 (cliquer pour agrandir).

Retouche d’image, concours “L’athlète complet”, Le Journal, 1913 (cliquer pour agrandir).

La retouche numérique s’inscrit pourtant pleinement dans la continuité des pratiques photographiques professionnelles, où le travail du matériau visuel est un impératif aussi évident que celui du signal sonore pour la musique enregistrée. Contrairement aux affirmations organicistes de théoriciens improvisés, l’inquiétude provoquée par l’irruption de Photoshop n’est pas la conséquence de la versatilité nouvelle du support, mais plutôt celle de la visibilité inédite du post-traitement, désormais exposé aux yeux de tous.

En consultant les ouvrages de référence du siècle passé, les étudiants des années 2010 seront surpris de constater que Roland Barthes pas plus que Susan Sontag ou Rosalind Krauss n’évoquent dans leurs travaux l’existence de la retouche. Ce t aveuglement est le résultat d’une longue hypocrisie du monde professionnel qui, réservant les secrets de fabrication de l’image photographique aux initiés, a réussi à imposer le postulat de son authenticité “naturelle”. Seule Gisèle Freund, avec une lucidité rare, écrivait dès 1936:

«La photographie, quoique strictement liée à la nature, n’a qu’une objectivité factice. La lentille, cet œil prétendu impartial, permet toutes les déformations possibles de la réalité, parce que le caractère de l’image est chaque fois déterminé par la façon de voir de l’opérateur. Aussi l’importance de la photographie, devenue dynamique sous la forme du film, ne réside-t-elle pas seulement dans le fait qu’elle est une création, mais surtout dans celui d’être un des moyens les plus efficaces de détourner les masses des réalités pénibles et de leurs problèmes.»

Depuis Photoshop, il est plus difficile de glisser la retouche sous le tapis. Plus difficile, mais pas impossible, comme le prouve l’argumentaire développé au cours d’une édition d’Envoyé spécial, diffusé le 10 décembre 2009 sur France 2. En distinguant avec soin les secteurs frivoles du portrait de studio, de la mode et de la publicité (où le post-traitement peut se déployer en toute liberté), du seul domaine qui compte, celui de l’information (où l’on souligne que la retouche reste proscrite), le reportage applique la tactique classique de l’exception circonstancielle, qui a maintes fois sauvé la légitimité menacée du médium (Gunthert, 2008).

En cette matière, la confusion est telle qu’il est nécessaire de l’énoncer clairement: non, la versatilité n’est pas une menace pour la photographie, mais bien une puissance mise à la disposition de la création. La véracité de l’enregistrement n’est garantie a priori par aucun paramètre technique, mais seulement par l’éthique de l’auteur.

Dans le domaine de l’information – symbole de la pratique photographique –, tout comme la latitude d’expression d’un journaliste ne fait pas obstacle à l’exactitude, il faut admettre qu’un photographe ne restitue qu’une vision de l’événement, et que celle-ci ne comporte pas moins de marques de subjectivité que son équivalent écrit. Enfin, contrairement au dogme, le photoreportage, marqué depuis ses origines par la contamination avec l’illustration et les artifices rhétoriques (Gervais, 2007), ne constitue nullement l’alpha et l’oméga du document visuel, mais plutôt le successeur de la peinture d’histoire, dont le rôle est de représenter les événements conformément aux attentes de la culture dominante.

La versatilité est une chance pour la photographie de secouer l’évangile pesant de l’automatisme, qui entrave depuis si longtemps l’aveu de sa dimension graphique. Comme dans les années 1920, lorsque László Moholy-Nagy repérait les prémices de la “Nouvelle vision”, c’est dans la publicité qu’on trouvera aujourd’hui l’expérimentation d’une liberté où s’esquissent les contours de la nécessaire auteurisation de la photographie.

Si l’on est attentif à l’évolution des attentes des contemporains, et qu’on s’aperçoit qu’une œuvre signée a désormais plus de crédibilité qu’un document soi-disant impartial, on comprendra que la subjectivité, loin d’être l’ennemie de l’authenticité, en constitue aujourd’hui le meilleur garant. Il ne manque qu’un Moholy-Nagy pour déployer les atouts de ce nouveau paysage.

filet650-500

Intervention dans le cadre du colloque “Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels”, Ecole Louis-Lumière, Paris, 29 mars 2010.

Références

> Clément Chéroux, Henri Cartier-Bresson. Le tir photographique, Paris, Gallimard, 2008.

> Patrice Flichy, L’Innovation technique, Paris, La Découverte, 1995.

> Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, Paris, La Maison des Amis des livres/A. Monnier, 1936.

> Thierry Gervais L’Illustration photographique. Naissance du spectacle de l’information, 1843-1914, thèse de doctorat d’histoire, Lhivic/EHESS, 2007 (en ligne: http://culturevisuelle.org/blog/4356).

> André Gunthert, “Flickr, l’une des choses les plus importantes qui soit arrivée à la photographie” (propos recueillis par Hubert Guillaud), InternetActu, 8 juin 2006 (http://www.internetactu.net/…).

> André Gunthert, “Sans retouche. Histoire d’un mythe photographique”, Etudes photographiques, n° 22, octobre 2008, p. 56-77 (en ligne: http://etudesphotographiques.revues.org/index1004.html).

> Lucie Mei Dalby, Stéphanie Malphettes, Charles Baget et. al., “Photos en trompe-l’œil” (vidéo, 30″), Agence Capa, 2009, diffusé le 10/12/2009 sur France 2.

> William J. Mitchell, The Reconfigured Eye. Visual Truth in the Post-Photographic Era, Cambridge, Londres, MIT Press, 1992.

> László Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie (1927, trad. de l’allemand par C. Wermester et al.), Paris, Gallimard, 2006.

> Amélie Segonds, Indexation visuelle et recherche d’images sur le Web. Enjeux et problèmes, mémoire de master, Lhivic/EHESS, 2009 (en ligne: http://culturevisuelle.org/blog/4118)

> Article initialement publié sur Culture Visuelle

]]>
http://owni.fr/2010/04/06/la-photographie-est-elle-encore-moderne/feed/ 1
Le web est-il mort ? / Is the web dead ? http://owni.fr/2009/08/20/le-web-est-il-mort-is-the-web-dead/ http://owni.fr/2009/08/20/le-web-est-il-mort-is-the-web-dead/#comments Thu, 20 Aug 2009 14:59:03 +0000 Michel Lévy Provencal http://owni.fr/?p=2528

Imaginez un Internet sans souris. Sans claviers. Sans écrans, ou pages. Simplement du contenu, et des liens vers ce contenu. A la fin des années 1990, l’information a été dématérialisée. Le papier a été remplacé par des pages web. Les CDs par le MP3. 20 ans plus tard… les pages explosent … se désintègrent. Les contenus digitaux sont réellement “désembarqués” (“disembedded”), déconnectés des sites web. Les sites de destination sont mourants, le contenu est pleinement diffusé. Partout, instantanément, avec Twitter, Facebook, les systèmes de conversation et les plateformes de microblogging. “Le flux est la prochaine étape de l’évolution d’Internet” (Nova Spivack).

La suite de la présentation (en anglais), à suivre ici …

]]>
http://owni.fr/2009/08/20/le-web-est-il-mort-is-the-web-dead/feed/ 3